PEINTURES 2004 2010
" LA QUESTION DU CORPS " représente une longue série de dessins, d'encres, de peintures réalisées entre 2004 et 2010.
" Derrière l'exposition d'un artiste, il y a toujours un secret.Le secret que l'artiste garde, celui que les oeuvres gardent.Ce qui reste équivalent sans doute,à ce que le spectateur, l'Autre,garde aussi en parcourant les images de l'exposition.A chacun ses secrets donc ... chasse gardée. "
Ce texte représente ma contribution au Séminaire de Joseph Rouzel : " Malaise dans le capitalisme. ", le 12 octobre 2010 à Psychasoc, où j'ai présenté en support, une vingtaine de peintures et de dessins. Ce texte prend appui aussi très largement sur quelques articles de presse, notes prises, références bibliographiques, étudiées dans ce cadre et venant, littéralement, re questionner le Corps dans le champ artistique.
" Comment faire lien ce soir entre mon travail et le texte de Freud : " Malaise dans la Civilisation." qui introduira le séminaire de Joseph Rouzel : " Malheur dans le capitalisme." ? Ma première inclination ira vers la question du Corps.
Depuis 2007, j'ai parcouru un très long voyage de création autour des oeuvres principales de Frida Kahlo (1). A travers ce parcours, à la fois de son oeuvre et de son immense travail pictural, j'ai créé un immense espace. Pourquoi Frida Kahlo ? Cette question n'a pas vraiment d'importance. Je pense que celle-ci peut tout autant rester hors-champ. J'ai été instinctivement aspirée par sa création autobiographique. Par un appel sourd et très profond, j'ai revisité(2) en quelque sorte ses oeuvres principales, donnant corps à une série de toiles, d'esquisses, de dessins. Ce travail parle du Corps et je crois avoir été le plus loin que je puisse dans la relance et la réorganisation de "la question du Corps."
La question du Corps est un titre qui me plaît. Question, dans tous les cas, car je ne vois pas encore pour quelle raison le corps ne serait alors qu'une réponse claire, simple, compacte ou transparente. Le dyptique question/réponse ne m'attire pas non plus, pour ce qui nous concerne ce soir, car le lien entre les deux n'existe pas .
" Ceci est mon Corps ", titre que j'aurais pu choisir, phrasé que j'affectionne plutôt, porte en lui une interrogation toujours aussi poignante et irrésolue, des grottes de Lascaux à ... Frida Kahlo, en passant évidemment par beaucoup d'autres ! De quel Corps s'agit-il ? Au contact de quel Corps est-on ? Aux limites de quel Corps est-on? Y aurait-il des époques sans Corps ? Ou au contraire... avec plus de Corps ? Permanence de la Question du Corps, permanence de la cruauté.
Le couple Présence/absence/représentation(3) ne cesse de poser question. Et, à ce modèle d'opposition théorique, le Corps a finalement toujours résisté. Ce Corps résiste. Il résiste en "postures déplacées, parfois malades, parfois pathétiques, à l'absorption par le Grand Corps Majoritaire.(4)" Entendons Corps majoritaire par Corps Social, Corps Politique, Corps Familial, Corps de la consommation à outrance, via ses objets d'intimidation, enfin Corps morcelé de l'analysant, Corps de l'analyste, mais aussi Corps de la cure. Entendons Corps morcelé comme collection très incohérente de désirs ...
Lorsque l'on parle de Corps, deux autres mots s'associent : le dedans et le dehors, l'un n'allant pas sans l'autre, l'un n'allant pas sans son autre. Ce Corps donc, ce bordel d'organes, est-ce l'intime... est-ce l'extime(5) ? Ce lieu d'impacts et de tensions serait-il vraiment pur volume d'échanges avec le dehors ? Ce Corps qui semble si naturel est-il seulement une simple surface réceptive à une multitude de sens ? Ou serait-il plutôt une surface susceptible de prendre une multitude de sens, de significations, où sur celles-ci, des codes, ethniques, sexués, politiques, y seraient inscrits (6)? " Le plus profond c'est la surface " nous indique W. Kandinsky(7), avec une tonalité très actuelle. Et, si son affirmation était à prendre au pied de la lettre, nous pourrions envisager le corps comme non-site, pouvant s'adapter aisément et même se rendre disponible à des situations autres, minoritaires, étrangères. Car sans cesse le Corps s'échappe, passe au dehors ou au devant de lui-même dans son devenir révélé ... La grande affaire du créateur(8) n'est-elle pas de rendre l'absurde, ou la peur, au moins agissant, attrayant ? Et pourquoi pas joyeux ? Héroisme de la joie... Il y a un héroisme de la joie chez Picasso : la joie de peindre, celle aussi d'exhiber, en peignant, les Corps glorieux ! Il y a un héroisme de la joie en fin d'analyse, lorsque le Corps morcelé traverse la rue, se demandant même pourquoi autant de temps de paroles vaines ont passé, autant de signifiants découverts ont déconstruit une vie qui (a)paraissait entière. Parole vide, parole fausse, parole pleine pour un Corps reconverti !
A l'autre pôle de la création, on trouverait alors le Corps foudroyé d'Antonin Artaud, desquamé par la lime noire de l'exécration. Picasso, Artaud, ... Kahlo, quelques figures de la possession, mais aussi du devenir Corps, à la mesure, démesurée, de l'astreinte artistique. Le Corps de l'Artiste comme organe absorbant de l'activité artistique elle-même, n'est-il pas un médium sacré ? Et ce médium est-il incarné ? Il ne saurait pourtant y avoir d'autre mesure pour le Corps que celle qui s'inscrit, singulière et immanente, à même lui. Alors : mesure du Corps par le Corps, interrogations du Corps par lui-même, micro-sensations, macro-sensations corporelles, sport pour un Corps qui discipline, déchainement schizoîde pour un Corps coupé en deux, ou fragmenté, Corps à fragmentation retard, Corps-objet ? ... Ce Corps oui, mais quel Corps ? Le Corps résiste.
Le Corps de Frida Kahlo a résité. Il a tenu droit, le plus droit qu'il puisse. Sublimé, restructuré, il s'est rendu à cette invitation intime du dépasser l'intenanble, par le peindre, le dessiner, le construire une oeuvre. Cette oeuvre intimiste, attachante, ouvrant vers l'extérieur, a passé déjà plusieurs générations. Son pouvoir émotionnel, immense, n'a pas pris une ride ! Il est question, au-delà de son Corps de femme, brisé(9), isolé, d'un Corps solaire, militant, amoureux, passionné, intemporel, guérisseur. C'est dans cet écart, dans cet angle ouvert, que je souhaitais ce soir y inscrire mon témoignage, témoignage comme engagement du sujet, instauration de l'expérience même qui y fait fonction. "
(1) Rauda Jamis. Frida Kahlo. Biographie. Editions Acte Sud, coll. Babel. 1995.
(2) Ce verbe choisi : "revisiter " est à prendre au pied de la lettre, dans le sens de visitation. Je pense avoir été définitivement visitée par son oeuvre....
(3) Huygue R.. Dialogue avec le visible. Edition brochée Flammarion, 1972..
(4) Labaume X.. L'Avenir de la promotion. Artp. n° 174. Décembre 1992.
(5) Lacan J. Le Séminaire, livre VII, l'éthique de la Psychanalyse. (1959-60). Editions Seuil, broché, 1986: "En affirmant la notion de jouissance, Lacan va l'extraire de la Chose Freudienne, soit comme cette chose archaîque et mythique perçue par l'infans bien avant qu'il puisse le conceptualiser, mais qui demeure au coeur de l'intimité du sujet : ce qu'il nommera l'extime. Voir aussi Colbeaux C. De la jouissance. Le monde.fr, article du 30-03-2012..
(6) " Nous instaurons le Corps comme lieu de complexité, d'étrangeté et de liberté, (...), comme identité trouble de corps dissidents avec la question de l'intersexualité.. " Maria Klonaris et Katerina Thomadaki. Le Cinéma Corporel. Editions L'Harmattan, coll. Champs Visuels, Paris, 2006.
(7) Kandinsky W. Du Spirituel dans l'Art et dans la peinture en particulier. Editions Gallimard, coll. essais, 1989.
(8) Entendons créateur par tous les artistes : dessinateurs, peintres, écrivains, poètes, architectes, designers, sculpteurs, cinéastes, plasticiens, musiciens, photographes, artisans, cuisiniers...
(9) " Je ne brisai donc pas le miroir qui au premier abord m'avait tant torturée. Mon intégrité même en aurait été éffritée. Et, poussant plus loin l'analyse, ce n'est pas simplement refléter mon image que j'ai fait en la peignant, mais recoller l'autre image, la réalité de mon corps, brisée, elle vraiment. Je volai l'image au miroir, lui qui avait failli me dérober mon identité, à force de me persécuter, de me remettre tout le temps en question". R. Jamis. Frida Kahlo, biographie. Editions Actes Sud, coll. babel.1995.
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